" Dans la vie, il faut séduire ou transpirer ! Ben toi, qu'est-ce-que tu dois transpirer !".
Michel AUDIARD ("125 rue de Montmartre")
Quelle lucidité ! Quelle leçon de journalisme nous donne Jacques Julliard dans sa dernière chronique (Le Figaro du 5 août 2019). Ses confrères feraient bien de s'en inspirer avant de s'exprimer en tant qu' "experts" ..... (!!!), on se demande souvent bien en quoi, si ce n'est en porte-voix médiocres, serviles et "complaisants à l'égard des passions tristes du peuple-roi", pour reprendre la critique tellement juste de ce même Jacques Julliard. Notre vie politique a besoin de ces intellectuels à la "tête bien faite", honnêtes, fins connaisseurs de la vie politique, sociale et économique de notre pays, s'exprimant avec clarté dans une langue française apprise et cultivée avec les meilleurs auteurs qui ont éclairé notre littérature pendant des siècles. On est loin des propos bêtifiants, voire orduriers, qui inondent ces poubelles que sont les tristement célèbres "réseaux sociaux" qui "font et défont" aujourd’hui l'opinion et dictent leur loi à leur relais préférés, les médias et leurs journalistes, au mieux médiocres, le plus souvent aux ordres.
"Le journalisme, c'est un métier où l'on passe une moitié de son temps à parler de ce que l'on ne connaît pas, et l'autre moitié à taire ce que l'on sait". Henri BERAUD.
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Réf. : Le Figaro, 5 août 2019, "Ce que sont les amis du peuple".
A lire sans modération !! :
« Nous voilà installés dans
la troisième période de l’après-guerre. La première fut celle de la guerre
froide, symboliquement conclue par la chute du mur de Berlin, en 1989, et la
débâcle de l’Union soviétique. La deuxième marqua l’apogée du capitalisme
libéral, demeuré seul et triomphant sur le champ de bataille. Victoire si
totale qu’un bon esprit comme Francis Fukuyama se demanda alors s’il pouvait
encore y avoir un après et si nous ne vivions pas la fin de l’Histoire. La crise
financière puis économique de 2008 se chargea de donner une réponse : on peut être
seul et perdre la partie. Depuis lors nous sommes entrés dans l’ère populiste.
Il ne servirait à rien de chipoter sur les mots. Celui de « populisme »
s’est imposé et il faut l’accepter comme tel. À deux conditions :
La première est de bien comprendre que le populisme n’est pas plus aujourd’hui l’idéologie du peuple que le socialisme
n’était hier l’idéologie de la classe ouvrière.
Dans les deux cas, ces formulations n’étaient rien d’autre que la théorisation
opportuniste, œuvre des intellectuels et des politiciens, des mouvements qui
agitaient le corps social. C’est à dessein que j’ai donné à cet article le
titre d’un ouvrage de Lénine (1894) fruit de conférences dirigées… contre le
populisme, justement, et son principal théoricien dans la Russie de la fin du
XIXe siècle, Mikhaïlovski. Le peuple n’est pas le sujet de cette histoire
: il en est l’enjeu.
La deuxième condition, c’est de nettoyer le vocabulaire de tous les
mensonges qu’il véhicule. Et justement le mot « peuple », dans la Russie du XIXe siècle
comme dans notre monde du début du XXIe, est celui que les despotes et les
démagogues ont sans cesse à la bouche pour justifier leurs entreprises de
récupération et en faire une arme contre la liberté. Les batailles politiques
sont, à l’ère démocratique, des batailles de vocabulaire dont le vainqueur est
celui qui aura su s’approprier à son profit les significations des mots-clés du
moment.
Les différents sens du mot « peuple »
« Peuple »
désigne au moins quatre choses. D’abord l’ensemble de la population d’un pays.
Dans les États démocratiques, régis par le suffrage universel, il se confond
avec le corps politique, voire avec le corps électoral. Telle
est sa signification dans l’expression latine Senatus populus que romanus (premier
sens).
Il se distingue à Rome de la plèbe (plebs),
qui désigne l’ensemble des citoyens qui ne sont pas des patriciens,
c’est-à-dire des nobles, et qui ne disposent au départ que de droits civiques limités.
Dans la France contemporaine, c’est le peuple diminué de ses élites et séparé
d’elles ; ce que, dans la langue familière, on appelle volontiers le « populo
» ou, en style plus relevé, le « populaire »
(deuxième sens).
Mais le peuple, c’est aussi la masse indistincte des individus assemblés
en un lieu, autour d’un objet précis : revendication, manifestation,
protestation, occupation. Le peuple est alors synonyme de foule,
constituée par ceux qui se sont donné rendez-vous quelque part à un moment
donné (troisième sens).
Enfin, le peuple finit aujourd’hui par s’identifier à tous ceux qui
donnent de la voix dans le débat public : c’est l’opinion,
telle qu’elle s’est toujours exprimée spontanément, mais dont la portée s’est
trouvée démultipliée par Internet et transmise par les « réseaux sociaux » ;
c’est cette parlerie permanente qui prétend faire de son anonymat même la
preuve de sa représentativité (quatrième sens).
Quand on dit, comme dans Le Chant du départ
(1794), « le peuple souverain s’avance », que faut-il aujourd’hui entendre
expressément par-là : la population ? le populaire ? la foule ? l’opinion ?
Prenons l’exemple des « gilets jaunes »
Des manifestations trente-trois samedis de suite, dans des dizaines de
villes, soutenues au plus fort du mouvement par 72 % des Français : qui
dit mieux ? Un bilan impressionnant, sans équivalent dans la France
contemporaine. Qui pourrait contester que les « gilets jaunes » aient été, des
mois durant, le peuple français ?
Oui, mais lequel ? Assurément le
peuple-foule, tel qu’on l’a défini plus haut. Et il faut reconnaître au
mouvement d’avoir constamment repoussé la tentation de se structurer à la
manière d’un parti ou d’une organisation politique, pour servir à autre chose
que ce qui était dans l’esprit des manifestants. Du reste, dès que l’on passe
du peuple-foule au peuple-corps politique ou corps électoral, sa
représentativité s’effondre : elle s’abaisse d’un coup de 72 % de soutien
à 2 ou 3 % en termes d’intentions de vote ! Quant à exprimer les
aspirations de l’ensemble du populaire, il n’en est pas davantage question :
demandez-en des nouvelles aux dizaines ou peut-être aux centaines de milliers
d’artisans, de petits commerçants, victimes du manque à gagner, des menaces de
faillites, voire des dégradations que leur a infligées le mouvement. À la fin
du printemps, 59 % des citoyens se disaient inquiets des développements de
celui-ci. Et constatons encore que les syndicats ouvriers, dont le caractère
populaire n’est pas contestable, sont restés, malgré les efforts de quelques activistes
de la CGT, en dehors du mouvement.
Quant au seul parti qui d’un bout à l’autre s’est efforcé de récupérer
les « gilets jaunes », celui des Insoumis, il a connu là un échec sanglant,
doublé d’une gamelle retentissante aux élections européennes qui ont suivi. La
stratégie de Jean-Luc Mélenchon était claire : s’appuyer sur le peuple-foule
pour en faire un peuple-plèbe, débouchant soit sur une élection triomphale,
soit sur un mouvement insurrectionnel. Les gens ne sont pas si bêtes ; ils
ne sont pas prêts à offrir des prétextes à des révolutionnaires professionnels,
qui ne sont jamais que des politiciens d’un genre expéditif.
Conséquence : en France comme en Espagne, le
populisme de gauche, qui consistait, à la façon de l’Amérique latine, à tenter
de substituer à l’opposition gauche-droite un clivage peuple-élites, ce
populisme est moribond, s’il ne fut jamais vivant. On ne le regrettera pas, car
il ne faisait en définitive que refléter la violence narcissique de ses
promoteurs plutôt qu’ouvrir des voies nouvelles. Chacun aujourd’hui fait des
gorges chaudes sur le naufrage de la social-démocratie, alors que c’est autour
du cadavre de Podemos ou des Insoumis qu’il conviendrait de se recueillir. Quant
à la social-démocratie, justement, elle ne se porte pas si mal en Espagne, au
Portugal, dans l’ensemble des pays scandinaves. En France, voire en Allemagne,
son éclipse est moins due à la disparition de son électorat traditionnel qu’à
son affaissement intellectuel, c’est-à-dire à son incapacité à analyser le
monde réel à la lumière de ses valeurs les plus éprouvées : la nation, le
mérite, la fonction intégratrice de l’École, la laïcité, le rôle émancipateur
du travail, autrement dit des institutions républicaines.
La vague dégagiste
Ce qui fait l’originalité du « dégagisme », c’est de partir non du
peuple-foule, comme les « gilets jaunes », mais du peuple-plebs, avec
l’ambition d’en faire le corps politique tout entier (populus), par élimination
d’une petite poignée de privilégiés et d’exploiteurs. C’est la grande tentation
de l’unanimisme populaire, et là de nouveau nous retrouvons les Insoumis, leur
projet de VIe République et de gouvernement de l’Assemblée comme en
1793-1794. C’est la substitution à la lutte des classes marxiste de
l’affrontement du peuple tout entier à quelques figures symboliques de la
richesse comme conflit majeur de la société. C’est aussi la substitution du
principe charismatique et autoritaire (en allemand Führerprinzip) au leadership
démocratique.
Ce qui rend ce populisme si
nuisible et si dangereux, c’est qu’il ne propose rien de précis à mettre à la
place, si ce n’est, en toutes choses, le respect de la volonté du peuple. Mais
comme il ne dit rien de ce qu’il entend par là, ni des moyens d’y parvenir, il
ouvre la porte à toutes les aventures personnelles et justifie d’avance toutes
les tyrannies. Si, comme le dit pompeusement Toni Negri, «il faut procéder aux
funérailles du concept de représentation », si un tel concept est radicalement
mauvais, condamné d’avance par son immoralité foncière, pourquoi ne pas essayer
autre chose ? Voilà comment, selon un récent sondage, 39 % des Français se
laissent aller à prétendre que « d’autres systèmes politiques seraient aussi
bons que la démocratie » (fondapol.org). On voudrait bien savoir lesquels : la dictature
? l’anarchie ? la « prise au tas » ? le règne des plus forts ? Beau travail en
vérité.
Chesterton disait que lorsque les gens cessent de croire en Dieu, ils ne croient plus en
rien. Et quand ils ne croient plus en rien, ils croient en n’importe quoi.
J’appliquerai volontiers cette pensée
lumineuse, récemment citée ici même par Éric Zemmour, à la démocratie. Quand
les gens, pénétrés de populisme et de dégagisme, ne croient plus à la
démocratie ni au système représentatif, ni à un autre système, quand ils ne
croient plus à rien en politique, ils sont prêts à accepter n’importe quoi.
Certes, le populisme n’est pas en soi le fascisme. Mais il reste, d’hier à
aujourd’hui, un des plus sûrs moyens d’y conduire.
Le homard de la discorde
C’est notre troisième
illustration du trafic des significations. Ici, l’objet n’est pas le « dégagisme
», mais le moralisme,
c’est-à-dire la morale appliquée, non à soi-même, mais à autrui. C’est le
peuple-opinion que l’on transforme en redresseur de torts et en instance
politique. Et ici, le principal responsable, ce sont les médias ; c’est le
peuple-opinion qui se prend pour le peuple souverain.
Nous venons d’en vivre
une parfaite illustration avec l’affaire de
Rugy. Après l’hiver des «gilets jaunes
», l’été des homards. Il faut que l’exigence démocratique soit
tombée bien bas pour que l’essentiel du débat politique n’ait roulé, un mois
durant, ni sur les
retraites, ni sur l’Iran, ni sur la bulle financière qui menace à
chaque instant l’équilibre du monde, mais sur quelques crustacés et quelques
bouteilles tirées de la cave de l’hôtel de Lassay, jadis approvisionnée en
grands bordeaux par Jacques Chaban-Delmas, d’heureuse mémoire. À tout prendre,
je préfère les flambeurs aux guillotineurs, les ordonnateurs de dîners de têtes
à ceux dont le rêve est de les faire rouler dans le panier. On va répétant sentencieusement
qu’il convient de tenir compte des nouvelles exigences de la morale du public,
et autres balivernes. Quelle blague ! Comme si l’Ordre Moral à la Mediapart
n’avait pas été inventé par la pire réaction antirépublicaine dès le début de
la IIIe !
Vous préférez de Gaulle, grand seigneur et grand politique ?
Moi aussi. Ce qui m’inquiète dans toutes ces affaires, c’est la servilité de la plupart des journalistes, leur complaisance à l’égard des éternelles passions tristes
du peuple-roi. Le jour de la démission de François de
Rugy eut lieu au Parlement européen le débat de ratification de la nomination
d’Ursula von der Leyen à la présidence de la Commission européenne. Débat
capital, expédié en une phrase (une seule) sur BFMTV comme sur la Deux, alors
que l’affaire de Rugy a donné lieu à des plateaux, des débats, des éditos à
n’en plus finir. Le populisme des journalistes dans toute sa médiocrité, dans
tout son aveuglement, dans tout son cynisme, le voilà !
Conclusions provisoires
C’est un sujet majeur : le recul de la démocratie dans le monde, sous
les coups de boutoir du populisme, est un fait de première importance. Tout
porte à croire que désormais la France et l’Europe tout entière ne sont pas à
l’abri d’un phénomène qui menace nos libertés.
On n’a pas abordé l’explication de la montée
du populisme. Nous disposons désormais, avec Le Peuple contre la démocratie de
Yascha Mounk (L’Observatoire, 2018), L’Archipel français de Jérôme Fourquet
(Seuil, 2019) et La France qui déclasse. Les Gilets jaunes, une jacquerie au
XXIe siècle de Pierre Vermeren (Tallandier, 2019), de trois livres de
référence essentiels. La stagnation du niveau de vie des classes moyennes, la
désindustrialisation, le passage à des sociétés multiethniques, le
développement d’Internet et des réseaux sociaux sont quelques-uns des facteurs
explicatifs sur lesquels il faudra revenir.
Ce n’est pas le peuple qui est populiste, mais des démagogues et
des aventuriers, dans l’espoir de substituer leur arbitraire aux pouvoirs
institués. C’est la crise des institutions
démocratiques, partis, syndicats, mouvements de pensée, Églises qui explique le
phénomène, tandis que le terreau traditionnellement fertile de l’intelligentsia
de gauche est en voie d’eutrophisation accélérée.
Le populisme de gauche
a échoué. Le populisme est nécessairement de droite et surtout d’extrême
droite, car il repose sur une critique radicale du système représentatif et une
confiance aveugle, vitaliste, dans le « mouvement » et non dans la raison. Et
pourtant, dans tous les épisodes étudiés plus haut, le parti de Marine Le Pen a
fait preuve de beaucoup plus de prudence et de retenue que celui de Jean-Luc
Mélenchon. Quelle est donc aujourd’hui, en définitive, la stratégie du
Rassemblement national ?
L’idée d’un peuple uni, en dehors de toute organisation,
est une imposture. Elle repose sur la confusion des diverses acceptions du mot
« peuple » et sur le postulat indémontrable de la convergence des intérêts de
toutes les parties de la population. C’est une vision à la fois pré-libérale et
pré-marxiste, plus proche du romantisme allemand que de l’esprit cartésien.
Que faire ? (Encore Lénine !) La solution du problème de
la démocratie pour le siècle à venir repose sur une combinaison nouvelle,
inédite, entre le système représentatif classique et les aspirations légitimes
des citoyens à des formes de démocratie directe. Sans le système représentatif,
c’est le caractère libéral de la démocratie qui serait menacé. Sans la
participation directe des citoyens, c’est leur adhésion à la démocratie
elle-même qui serait remise en cause.
Ah ! nous voici au pied du mur ! Ah ! c’est
le vrai défi, c’est le grand chantier ! Il y faut l’innovation, la hardiesse et
une sagesse indomptable. »
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Une formidable analyse claire et didactique d'une situation inquiétante qui échappe totalement à nos dirigeants.
"Le bateau qui n'obéit pas au gouvernail, obéira au rocher".
Dicton breton