mercredi 6 mars 2019

BERNANOS



"Il y a une bourgeoisie de gauche et une bourgeoisie de droite. Il n'y a pas de peuple de gauche ou de peuple de droite."

                        Georges BERNANOS


   Jacques Julliard parle de Georges Bernanos, quel régal !!


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Réf. : Le Figaro  4 Mars 2019  "Bernanos aujourd'hui présent "  Jacques Julliard




«J'écris ce livre pour moi et pour vous - pour vous qui me lisez, oui: non pas un autre, vous, vous-même. J'ai juré de vous émouvoir - d'amitié ou de colère, qu'importe? Je vous donne un livre vivant.»

           "Cette apostrophe célèbre, en ouverture à La Grande Peur des bien-pensants, a électrisé notre jeunesse. Elle appartient à cette littérature d'interpellation qui fait de Georges Bernanos un prince du verbe parmi les siens. Les siens, c'est-à-dire les écrivains chrétiens - ou, pour mieux dire, christiques - qui commencent avec Pascal Console-toi ; tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé») et qui s'épanouissent dans la première moitié du XXe siècle. À la fin du XIXe, Huysmans, Barbey d'Aurevilly, Villiers de L'Isle-Adam et surtout Léon Bloy ont ouvert la voie, cette voie royale dont les étapes se nomment Péguy, Claudel, Bernanos lui-même, Simone Weil, sans compter les philosophes, Bergson, Maritain, les journalistes, Mounier, Clavel…

Des Don Quichotte du spirituel

               Et cela au moment même où la France se déchristianise dans ses profondeurs! Formidable chiasme du spirituel et du sociologique, littérature de résistance donc, chefs-d'œuvre à contre-courant: c'est ce qui leur confère ce ton de défi, cette insolence irrésistible, toutes amarres larguées, cet anticonformisme sans bluff.
Ce sont des Don Quichotte du spirituel. De là ce ton inimitable, cette flamboyance folle qui a donné à la prose française une intensité inégalée jusqu'alors. Lisez donc une page de Tête d'or ou de Partage de midi, de Claudel, de Notre jeunesse, de Péguy, de La Joie ou des Grands Cimetières sous la lune, de Bernanos, et l'évidence s'impose: à côté, Gide, Valéry, Camus sont gais comme une après-midi de Toussaint. Tenez, à propos du premier, voici ce qu'en disait Claudel, qui n'en ratait jamais une: «Gide se figure qu'il est simple parce qu'il est plat, qu'il est classique parce qu'il est blafard. C'est un clair de lune sur un dépôt de mendicité."



«Dieu me damne, voilà son portrait véritable»… Quand on écrit, ce n'est pas pour s'enchanter de son élégance et se bercer de ses propres cadences ; quand on écrit, c'est pour casser les vitres. Les hommes dont je parle ici ont mis toute leur moralité dans leur écriture, toute leur espérance, qui était grande, dans leurs mots. Il n'y a au fond que deux sortes d'écrivains, ceux qui préparent à un sommeil agréable et ceux qui empêchent de dormir. Les miens appartiennent à la seconde catégorie.

Il y a aujourd'hui une «actualité» de Bernanos. D'abord parce qu'il est tombé dans le domaine public, le «domaine» tout court, comme on dit dans l'édition, qui nous vaut chez Flammarion la réédition de deux romans, Sous le soleil de Satan et Journal d'un curé de campagne et dans «Bouquins», chez Laffont, une publication d'essais, de pamphlets, d'articles et de témoignages. Épatant. Il n'y manque que La Grande Peur des bien-pensants, pour délit d'antisémitisme. Je comprends ça. J'ai décliné jadis la proposition de préfacer La Grande Peur, et préféré La France contre les robots…

L'antisémitisme juvénile de Bernanos, je vais y revenir. Mais sa véritable actualité est bien au-delà. C'est un paradoxe: Bernanos est actuel parce qu'il est antimoderne. Il est même, avec son maître Péguy, l'antimoderne par excellence. Pourquoi? Parce qu'il a vu dans la modernité la plus formidable entreprise de démolition du spirituel qui se soit jamais levée, le primat absolu de l'avoir sur l'être, dans les catégories de Gabriel Marcel (tiens, encore un!), un complot permanent contre la liberté de l'esprit et la réduction de toutes les valeurs à la valeur de l'argent. Rien n'illustre mieux à ses yeux cette déspiritualisation du monde que son invasion par les machines. La France contre les robots (1946), son dernier livre, en dehors de recueils d'articles, est dominé par l'idée qu'«un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté».



Mal accueilli par la critique, y compris par Emmanuel Mounier, qui dénonçait son «passéisme», ce livre retentit aujourd'hui pour nous d'accents prophétiques contre le totalitarisme et contre la tyrannie technicienne. Avant Carl J. Friedrich et Zbigniew K. Brzezinski, avant Hannah Arendt et Claude Lefort, les grands théoriciens du totalitarisme, Bernanos a parfaitement compris que le monde moderne, «le cœur dur et la tripe sensible», comme il dit si bien, relevait d'une certaine conception de l'homme, commune aux libéraux anglais et aux marxistes: le totalitarisme politique, qu'il soit la dictature de l'argent, de la race, de la classe ou de la nation, repose d'abord sur la réduction de l'homme à l'animal économique qui demeure en lui. Fascisme, communisme, libéralisme, au nom d'un mythe dévoyé, celui du progrès, ne sont jamais que trois formes d'asservissement de l'individu au « monde des machines». Car Bernanos ne craint pas de placer le libéralisme ploutocratique anglo-saxon dans le même panier que les dictatures que ce dernier prétend combattre.

Génie provocateur

               Mais voici le plus neuf et le plus déconcertant: pour lutter contre toutes ces formes modernes de la servitude, à qui ou à quoi le vieux nostalgique de l'Ancien Régime, ou plutôt de la monarchie, s'en remet-il? Je vous le demande et vous aurez peine à le trouver: à la seule révolution libératrice, à notre grande révolution, à l'universelle Révolution française!
«Je répète que la Révolution de 89 a été la révolution de l'homme, inspirée par une foi religieuse dans l'homme, au lieu que la Révolution allemande du type marxiste est la révolution des masses, inspirée non par la foi dans l'homme mais dans le déterminisme inflexible des lois économiques qui règlent son activité, elle-même orientée par son intérêt.»
Oserai-je vous suggérer que cela est très beau, et que, au-delà des wagons entiers de littérature révolutionnaire ou des émois périodiques de tant de petits historiens coupeurs de têtes, c'est la vérité profonde de la Révolution française qui est ici proclamée?

Après cela, il est facile de comprendre qu'il ne reste plus rien, hormis l'entêtement de l'auteur, qui est incommensurable, de cette sanctification juvénile de Drumont et de cet antisémitisme à l'ancienne dont, avec son génie provocateur, il prétendra un jour qu'il a été déshonoré par Hitler. Comme si l'on pouvait déshonorer l'antisémitisme! N'importe: il faut prendre Bernanos tel qu'il est.
Dans ce grand combat contre le monde moderne, il me reste à dire le plus beau: la fidélité à l'enfance et aux valeurs libératrices du christianisme. Depuis trois siècles, notre littérature est traversée par un grand clivage, et combien éclairant! Celui qui sépare les écrivains de l'adolescence, comme Rousseau, qui a inventé la chose, Stendhal ou encore Barrès, et les écrivains de l'enfance, sous les espèces de deux génies antithétiques: Proust, qui n'a cessé de la revivre, Bernanos, qui n'a cessé de s'en réclamer. À un moment du livre où on ne l'attendait pas, le voici qui déclare tout à trac dans Les Grands Cimetières: «J'écris pour me justifier - aux yeux de qui - je vous l'ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire: aux yeux de l'enfant que je fus.»

Valeurs communes à la chevalerie et à la sainteté

               De telles déclarations abondent dans l'œuvre de Bernanos. Mais ici elle prend une importance particulière au cœur d'un livre qui, quoi qu'on dise et quoi qu'il en ait dit, constitue, au spectacle de la barbarie franquiste une rupture éclatante avec son passé d'homme de droite, un temps camelot du roi et longtemps admirateur de Charles Maurras. Oui, il a écrit Les Grands Cimetières, le plus beau livre de combat du siècle, et à bien des égards de combat contre lui-même, par fidélité à l'enfant qu'il avait été. On ne joue pas avec l'enfance. On ne triche pas avec l'enfance. On ne ment pas à son enfance.

S'adressant dans la préface à ses «compagnons inconnus, vieux frères, troupe harassée, troupe fourbue, blanche de la poussière de nos routes», il avoue avoir perdu leurs traces «à l'heure où l'adolescence étend ses ombres» (sic). Cette notation rapide en dit beaucoup. Mais, demanderez-vous, quel rapport avec le monde moderne? Pour Bernanos, l'enfant est ce qu'il est dans l'Évangile: le regard de Dieu sur le monde. Pour Freud et pour la modernité, c'est un pervers polymorphe.

En vérité, le monde moderne n'a qu'un véritable adversaire, qui n'est ni le marxisme, ni le socialisme, ni même l'écologie, mais le christianisme de la première épître de saint Jean: «Mes petits enfants, gardez-vous des idoles.»



C'est ce langage de l'enfance qu'il cherche obstinément de livre en livre, même s'il désespère de jamais le trouver, parce qu'«on ne parle pas au nom de l'enfance». C'est même le sens profond de son combat politique: «Parce que la part du monde encore susceptible de rachat n'appartient qu'aux enfants, aux héros et aux martyrs.» Il a bien dit «rachat». Il a bien rapproché les enfants des héros et des martyrs. C'est pourquoi - est-il besoin de le dire? - ses catégories politiques ne sont pas celles des praticiens de la politique. Foin de la gauche et de la droite! Ce sont les valeurs communes à la chevalerie et à la sainteté, ce sont celles, indissolublement unies, de l'honneur et de la miséricorde.

Non, Michel Onfray, on ne peut opposer, comme vous le faites, la pitié, qui appartiendrait à l'ordre chrétien, à l'honneur, qui appartiendrait à l'ordre romain. Dans la politique bernanosienne dont on me permettra de dire qu'elle est un peu la mienne, l'ordre de la pitié, ou si l'on préfère de la charité, est la seule justification d'une politique de l'honneur, qui sans cela tombe si facilement dans le coup de menton et la clinquaille (je n'aime plus autant Corneille que dans ma jeunesse…). Alors, oui, l'honneur. Mais au service de la charité ou alors rien! Car enfin, sans la pitié, la douce pitié de Dieu, l'honneur, mon cher Onfray, avec toute sa verroterie néoclassique, ce n'est pas grand-chose. Oui, il faut mettre l'honneur au service de tous et à la portée de tous, ce qui est peut-être la meilleure définition possible de la démocratie. Je préfère laisser la parole à Bernanos lui-même:

«Nous avons fait ce rêve de mettre l'honneur à la portée de tout le monde, il faut que nous le mettions aussi à la portée des gouvernements. Nous croyons qu'il y a un honneur de la politique, nous croyons, non moins fermement, qu'il y a une politique de l'honneur et que cette politique vaut politiquement mieux que l'autre» (Nous autres Français, «Pléiade», Essais, II, p. 764).

Après cela, il faut un grand silence. Faisons, s'il vous plaît, un grand silence parce que nous comprenons bien que tout à coup quelqu'un a parlé et qu'il a dit quelque chose.




               Reste un dernier éclairage. C'est le plus difficile, le plus scandaleux aussi, dans un monde qui a fait du bien-être et de la décontraction les valeurs suprêmes. Navré, mais ce sont des articles que Bernanos ne tient pas en magasin. C'est un poète du tragique, le plus grand, non pas après mais avec Dostoïevski. Je n'ai jamais pu entrer dans un roman de Bernanos sans une boule au ventre. J'ai lu Monsieur Ouine, bien entendu, je n'ai jamais pu le relire. Quant à ce livre qu'il a osé intituler La Joie, il aurait pu tout aussi bien l'appeler L'Angoisse. Rien à voir avec ce léger sentiment d'anxiété qui nous prend à de certains moments de notre existence, et qui relève tout entier de la psychologie. D'ailleurs, Bernanos déteste la psychologie.

L'Imposture, la bien nommée, à laquelle justement La Joie fait suite, est une charge terrible, injuste à force d'être violente, contre toutes les formes de ce qu'en langage moderne on appelle le psy: psychologie, psychiatrie, psychanalyse. Il y a dans le personnage de La Pérouse, le psychiatre, quelque chose de cette imposture qui a fini par dévorer de l'intérieur ce grand intellectuel en perdition qu'est l'Abbé Cénabre.

L'angoisse de mourir

                Et voici le message le plus impitoyable du chrétien Bernanos: la sainteté n'est pas le plus aimable des dons de Dieu ; la sainteté n'est pas un remède contre l'angoisse. La mort des saints est aussi terrible, parfois davantage, que celle des imbéciles et des imposteurs. «Il est dur de mourir, ma fille», avoue l'Abbé Chevance, le confesseur des bonnes, la figure peut-être la plus christique d'un univers qui en compte tant, comme Donissan, ou ce saint sans nom qu'est le curé de campagne. L'agonie, la «Sainte Agonie», comme dit Bernanos de celle de Jésus, n'est pas une agonie pour rire. Le Christ a transpiré d'angoisse. Jusqu'à la fin de sa vie, Bernanos a été obsédé par l'angoisse de mourir, dont il a fait un chef-d'œuvre dramatique: Dialogue des Carmélites.
L'homme qui tout au long de son œuvre a vu dans l'optimisme la vertu propre aux imbéciles ne nous laisse accéder à la joie - car enfin il a appelé La Joie son roman - qu'à la dernière minute, dans cette minute de vendredi saint où tout ce qui est perdu se trouve tout d'un coup sauvé. La joie n'est que l'angoisse enfin vaincue par plus fort qu'elle. Il en va de même de cette forme suprême de la joie humaine que l'on appelle l'espérance. Le désespoir est le terrain naturel sur lequel la grâce peut commencer à agir.

«L'optimisme est une fausse espérance à l'usage des lâches et des imbéciles. L'espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l'âme. La plus haute forme de l'espérance, c'est le désespoir surmonté


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                    Voilà qui change des discours interminables et technocratiques d'un télévangéliste aux abois qui prétend remettre la France en marche mais qui tourne en rond à l'image de pathétiques "gilets jaunes" errant "comme des somnambules autour du rond-point d'une société bloquée n'ayant plus comme ciment que la haine sociale et la violence" (Nicolas Baverez).......


" En décembre dernier, souvenez-vous, les Français étaient malheureux. Aujourd'hui, ils dont mécontent. C'est un progrès."

                  Charles de GAULLE





                 

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