samedi 5 septembre 2020

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE






                 " La Nation, héritage de gloires et de regrets"

                                    Ernest RENAN



                                A l'occasion de la commémoration des 150 ans de la République Française, Pierre VERMEREN publie" On a cassé la République, 150 ans d'histoire de la nation", une excellente analyse de l'évolution de celle-ci au travers de quelques thèmes majeurs, notamment les Trentes Glorieuses, l'assimilation, l'immigration, l'école, les classes populaires. 

           Une récit lucide et argumenté loin des logorrhées habituelles sur les "valeurs de la République" à propos desquelles Maurice Clavel disait avec un brin d'agacement qu'il "n'avait jamais vu personne se faire tuer pour une valeur". 
L'écrivain Xavier Potier rappelle très justement que "face aux menaces terroristes, le discours sur les valeurs de la République ne fonctionne plus. Il est préférable de parler de ses principes, liberté, égalité, fraternité. Les principes incluent. Les valeurs excluent. Ce ne sont que des mots, certes. Mais l'histoire nous apprend qu'on finit par s’entre tuer pour des mots".Réf. : "Demain la France")

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Réf. Le Figaro, Débats,  2 Septembre 2020



Pierre Vermeren : « La République, du succès d’hier au délitement d’aujourd’hui 

 Dans On a cassé la République. 150 ans d’histoire de la nation, l’historien présente de façon claire et vivante le projet et les outils du « républicanisme à la française » qui a façonné des générations depuis un siècle et demi. 

Présentation du témoin
                  Je suis né à Verdun en 1966, et j’ai grandi au 55, place de la République, dans une petite commune de la Meuse. Pour l’enfant que j’étais dans les années 1970, vus de ma fenêtre, la commémoration des deux guerres mondiales et le patriotisme tricolore du 14 Juillet étaient des événements majeurs. La Lyre stenaisienne (la fanfare locale) jouait au rythme cadencé des tambours, sur fond de Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine, de Auprès de ma blonde et de La Marseillaise, au son de la grosse caisse et des trompettes, tandis que défilaient les anciens combattants, leurs drapeaux et leurs fanions, les pompiers, les galonnés, avant que monte la sonnerie aux morts, que monsieur le maire et les autorités remettent des médailles, et qu’éclatent les feux d’artifice. Tout cela avait fière allure. De bon matin dans les rues, quelques centaines d’enfants suivaient le cortège des anciens combattants des deux guerres, et tout se terminait, après une messe en grande pompe, à la mairie ou au monument aux morts, par un vin d’honneur, de grasses brioches ou autres réjouissances. Pour moi, c’était cela, la République. On n’avait pas besoin d’y croire, on la vivait. Au pays des frontières de l’Est, jamais loin d’un vieux bunker ou d’une stèle commémorative, ce patriotisme populaire à flonflons ne semblait jamais devoir s’arrêter. La France rurale, patriote, ouvrière et encore catholique allait disparaître, mais elle ne le savait pas. Elle était à l’acmé de sa réussite, déjà riche des opportunités de la nouvelle société de consommation, mais encore pleine des valeurs et des solidarités de l’ancien monde.
Le constat de vertigineux changements
                      (Alors que nous commémorons le 150e anniversaire de la proclamation de la République, le 4 septembre 1870), tout ce qui avait fait entrer et adhérer les Français à la République est révisé, dévalué, souvent rejeté, voire honni: le roman national, l’assimilation à la française, l’école des hussards noirs (jugée autoritaire et nationaliste), l’ascension au mérite, la morale républicaine et le Code civil, le sabre et le goupillon (l’alliance de l’armée et de l’Église), le capitalisme familial, l’agriculture paysanne, l’épargne et les valeurs de la bourgeoisie de province, le respect des institutions et des corps constitués, la classe ouvrière et le PCF, la famille et l’autorité du père de famille, l’équilibre budgétaire, un nationalisme cocardier, la fierté française, le sens du sacrifice pour la collectivité, le prestige intellectuel, le travail bien fait, l’urbanité et la politesse, mais aussi la joie de vivre qui nous sidère si nous regardons aujourd’hui les films des années 1970 (songeons à Nous irons tous au paradis, comédie d’Yves Robert de 1977, joyeuse et cynique, macho et rigolarde, qui subirait aujourd’hui les foudres de multiples censeurs). Il serait long, cet inventaire à la Prévert des valeurs et des comportements que la dernière modernité française a bannis. Les valeurs et les outils forgés par cinq régimes républicains se sont retirés comme une mer de grande marée. Ne subsiste qu’une plage à nu dont émergent des rochers dans la brume du lointain. Comment cela est-il advenu ?
La République d’antan
                          Le peuple français n’a pas choisi la République : ce sont les républicains qui, depuis 1792, la lui ont destinée. Les élites républicaines forgées par l’histoire révolutionnaire ont rudoyé et éduqué ce peuple pour édifier et fortifier son républicanisme (…). Le travail fut lent, difficile et longtemps incertain, à tel point que les chefs républicains ont maintenu pendant trois quarts de siècle les femmes en dehors d’une République qu’ils pensaient menacée (1870-1945). Mais si la République s’est imposée à la France et aux Français, c’est aussi qu’elle a contribué à leur bien-être et à leur enrichissement. (…) Pendant ces décennies cruciales de l’enracinement républicain, elle sélectionne au compte-gouttes les élèves les plus brillants de tout le pays pour forger de nouvelles « capacités » appelées de ses vœux par Léon Gambetta. L’ascension sociale par le mérite pour les meilleurs est le cœur du projet républicain, et le grand acquis de la Révolution. Nous sommes alors très loin du baccalauréat pour tous tel qu’il existe de nos jours. (…) En outre, l’histoire militaire et l’aventure coloniale ont peut-être été les principaux outils par lesquels des générations d’hommes, d’ouvriers, de paysans et de bourgeois, se sont reconnues dans le nouveau régime. (…) Pour ces héritiers de la Révolution, l’œuvre de progrès s’impose matériellement et moralement aux républicains : qu’il s’agisse de la paysannerie bretonne soumise à un clergé qu’ils jugent obscurantiste, des peuples d’Europe soumis au joug de l’autocratie, ou des masses paysannes d’Algérie ou du Vietnam soumises aux élites féodales et islamiques, il n’y a pas de différence de nature. L’aventure impériale de la République est à relire avec cette double grille de compréhension : rebâtir la gloire nationale après Sedan ; poursuivre l’œuvre émancipatrice de la Révolution. Cela n’enlève rien aux écarts existants entre les représentations et les actes.
L’ambiguïté des Trentes glorieuses
                      C’est de l’extérieur que ce monde de « petits » et des indépendants [qui avait été le socle de la IIIe République] va connaître une brutale remise en cause dès les années 1950. Pour la génération des patrons, des technocrates et des hauts fonctionnaires qui décident de moderniser la France de l’après-guerre, de créer des grands équipements et des infrastructures nouvelles, d’adapter son économie au capitalisme en voie d’internationalisation sous la houlette de l’Amérique, leader du monde libre, ce petit peuple vivant de sa production et de son labeur, dans la proximité de ses instituteurs et de ses prêtres, de ses chefs de cellule, de ses délégués syndicaux ou de ses petits patrons, a fait son temps. (…) Les nouveaux mots d’ordre sont modernisation agricole, remembrement, décentralisation, industrialisation, technocratie, élévation de l’encadrement, aménagement du territoire, planification, tout automobile et grande distribution, tertiarisation et tourisme de masse. (…)
L’alerte est donnée par le poujadisme au milieu des années 1950. Ce cri de révolte contre le renouveau à outrance qui se profile, les élites parisiennes ont tôt fait de l’assimiler à l’esprit des années 1930 ou à la réaction. C’est paradoxalement le retour de De Gaulle aux affaires en 1958 (…) qui fait entrer le pays dans une phase de modernisation accélérée et sans retour. C’est l’époque où Le Corbusier proposait à Pompidou de raser le centre de Paris, mais il se contente du quartier des Halles et de quelques îlots insalubres (…) Les péripéties de la vie politique comptent moins que les transformations de fond d’une société qui, en trois décennies, enterre une fois pour toutes la vieille France qui avait, bon an mal an, survécu au XIXe siècle. (…)
Tant que les générations de la Seconde Guerre mondiale, de la reconstruction et de la guerre d’Algérie faisaient partie du corps social, un contrepoids s’offrait au néo-modernisme. Mais depuis que ces témoins de la France d’avant (comme les géographes parlent des buttes témoins, restes de plateaux engloutis) ont disparu de la scène publique et privée, la société est comme en apesanteur.
La fin de l’assimilation
                     Les musulmans d’origine étaient 600.000 en métropole au sortir de la guerre d’Algérie. Ils constituent en 2020 un ensemble d’une dizaine de millions de personnes (en majorité détachées de l’islam), originaires d’Algérie pour moitié. Passé la vague migratoire des années 1960, le saut quantitatif provient du regroupement familial, entré définitivement en vigueur en janvier 1979. (…) Trois raisons principales ont présidé à ce choix à l’origine d’un tournant historique majeur de la société française. (…)
                       La première raison est démographique. Quand Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac décident le regroupement familial, quelques mois après l’arrêt de l’immigration du travail, ils redoutent, à l’instar de conseillers et de parlementaires, que la croissance démographique du pays ne s’interrompe. La France veut toujours rattraper l’Allemagne. Or, sa natalité s’effondre dans les années 1970 la nouvelle génération des baby-boomers en âge de procréer prend son temps et jouit de l’existence grâce aux nouvelles lois ultérieurement qualifiées de sociétales ; leur priorité n’est plus de repeupler le territoire. Or, le regroupement familial permet de compenser sans mot dire la baisse annuelle de 120.000 naissances enregistrée entre 1965 et 1975. (…)
                        La deuxième raison est économique : la fin de l’immigration du travail répond à la demande des syndicats ouvriers confrontés au chômage. Or, le patronat réclame désormais de nouveaux consommateurs pour compenser la baisse du pouvoir d’achat grignoté par l’inflation. En 1974, la France découvre le déficit budgétaire ; elle n’en sortira plus. La tentation est récurrente de faire des relances par la consommation, d’accroître les investissements publics, les subventions, les allocations de toutes sortes, les minima sociaux, les primes, etc. Plus le chômage s’accroît, plus la croissance régresse au fil des décennies, plus nos dirigeants sont persuadés que le salut passe par la consommation. À défaut de croissance par les exportations ou par le progrès technique, l’Hexagone en panne choisit le pouvoir d’achat : il consiste moins à augmenter les salaires que le nombre de consommateurs.
                       La troisième raison est sociale et sociologique. (…) au fil des décennies, pétris par le discours républicain égalitaire et méritocratique, les Français sont devenus exigeants. Au point que beaucoup refusent de se mettre au service des plus riches, de travailler pour de bas salaires ou d’affronter des conditions de travail pénibles (travaux publics, restauration, services d’aide à la personne, tâches jugées dégradantes). (…) Ainsi, les classes populaires françaises ont cessé de travailler au service des classes aisées (…). Le vide ainsi créé constitue la vraie pompe aspirante migratoire.
(Ce changement) transforme profondément la République : la fin du modèle assimilationniste, l’importation du communautarisme ethno-religieux, la remise en cause de la laïcité (réaffirmée ou « positivée »), les phénomènes de ségrégation spatiale et les regroupements de population, la dislocation de la culture commune, le changement des mœurs, ou la soumission aux ingérences politiques ou religieuses des mouvements ou États qui tentent de contrôler ces populations nouvelles.

 


 L’école écartelée
                             Le mandat de René Haby (en 1974) a constitué un tournant sans retour - du moins jusqu’au ministère Blanquer, en 2017 - dans l’approche de ce ministère et de sa philosophie. Après un siècle de politique malthusienne de sélection des « capacités », conforme à la philosophie de la Révolution, reposant sur une grande rigueur intellectuelle et morale, l’État et la classe politique dans son ensemble ont opté pour un assouplissement continu des exigences, des connaissances et capacités requises, mais aussi de l’attitude, de l’engagement et du travail des lycéens, parfois réduits à une simple déclaration d’intention. (…) (Le baccalauréat une fois obtenu par 80% d’une classe d’âge), de manière brutale et parfois injuste, la sélection s’opère par l’échec et par l’humiliation, au moment de l’entrée dans la vie adulte (plus de la moitié des bacheliers échouent en première année d’université). On a dit le destin de trois millions de jeunes gens inoccupés dans la société française de 2019. Est-ce étranger à cela ? (…) (En outre,) non seulement l’école est entrée par étapes dans une crise endogène de la transmission, mais elle est confrontée à un vieux phénomène sociologique : plusieurs générations sont nécessaires pour réaliser l’ascension sociale d’une famille très investie, ainsi que l’illustre l’histoire de la République. Or, à l’âge des individus et de la rhétorique victimaire, ne pas attribuer un haut diplôme à des enfants d’ouvriers non francophones fraîchement arrivés en France apparaît comme attentatoire au principe d’égalité. Tout est ainsi réuni pour que l’école et la culture française soient décrétées discriminantes et disqualifiées. (…)
                          Pourquoi nos politiques et ce ministère ont-ils décidé de faire entrer la société dans le moule du baccalauréat, et se sont-ils consacrés pendant trente ans à cette utopie, au point de briser la promesse émancipatrice première du républicanisme: une solide formation de base pour tous, et l’excellence intellectuelle pour les meilleurs, sélectionnés sur la base méritocratique des concours, pour faire rayonner les arts et les sciences, diriger et faire prospérer la société - sous contrôle et sanction démocratiques? Est-ce la logique égalitariste révolutionnaire poussée à son extrême ? Est-ce la pression du marxisme gramscien qui postule que « tout homme est un intellectuel »? Est-ce un grand mépris pour le travail manuel et pour les activités de production ? Est-ce un millénarisme égalitaire chrétien reconverti en égalitarisme sans boussole ? (…) Les Français aiment les concepts plus que les choses.
Le peuple a disparu des radars
                       Le désengagement des classes populaires n’est pas qu’électoral : au Parlement et dans les grands médias, elles ont quasiment disparu, et les lois de parité ou les quotas de la diversité n’y changent rien. Pour le dire clairement, les hommes bourgeois ont été remplacés par des femmes bourgeoises, et les « Blancs » ayant fait Sciences Po sont remplacés par des « personnes de couleur » ayant fait Sciences Po (puisque notre américanisation nous contraint à employer ces expressions antirépublicaines). Mais la non-représentation des classes populaires est inchangée. (…) C’est comme si la confiance entre citoyens était brisée au point de l’incommunicabilité. Les classes populaires se retirent des processus de la démocratie représentative, et les élites de la démocratie représentative leur refusent l’expression directe. C’est une impasse.
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                                    Cette année célèbre également le cinquantenaire de la mort du général de Gaulle, de François Mauriac et d'Edmond Michelet, "trois figures qui ont laissé la France orpheline" . Xavier Potier observe avec justesse "à quel point le système mental et spirituel de ces trois hommes est devenu aujourd'hui anachronique, voire incompréhensible". Il attribue ce "changement de galaxie" non seulement aux innovations technologiques ou aux "avancées sociétales" mais aussi et surtout à "un retournement théologique". Il parle alors d'une crise des "vertus théologales" d'espérance de foi et de charité, de Gaulle incarnant la vertu d'espérance, Mauriac, la foi et Michelet la charité. Ces trois vertus ont été remplacées selon Potier, respectivement par "le culte décliniste, la tentation identitaire et le populisme". 

                  "Je n'aimerai pas être à ma place".
                             Jean CAU    

  
         


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