" Le but de la démocratie n'est pas de s'entendre mais de savoir se diviser".
Alfred SAUVY
"Les Français sont connus dans le monde entier pour
pratiquer avec délectation deux arts de société majeurs, en apparence fort
contradictoires, mais souvent complémentaires, celui de la conversation ; celui
de la guerre civile. Armagnacs contre Bourguignons, catholiques contre
protestants, frondeurs contre mazarins, révolutionnaires contre monarchistes,
louis-philippards contre quarante-huitards, versaillais contre communards,
pétainistes contre résistants, soixante-huitards contre gaullistes : la liste
de nos guérillas passées est longue et incomplète, elle est loin d’être close. Qui ne voit que ce qui est en train de se mettre en place autour de l’islam
et de la laïcité est gros d’un
nouvel épisode de guerre civile,
avec, dès maintenant, le coefficient de haine nécessaire à l’embrasement? Je
vais y revenir.
Les formes du débat
Mais auparavant, pendant qu’il en est temps encore,
attardons-nous un peu sur cet art de la conversation, qui fit la grandeur
intellectuelle et le rayonnement de la France, notamment au XVIIIe siècle: il
est en train de dépérir à nos yeux sous les coups combinés de la télévision et
d’internet, avec le cortège des réseaux
sociaux, véritables moulins à paroles qui ont
pour caractéristique essentielle, l’anonymat aidant, de mettre sur un strict
pied d’égalité les gens de bonne volonté et les haineux, les intelligents et
les imbéciles. Le malheur, c’est que ce ne sont ni les gens de bonne volonté,
ni les gens intelligents qui y tiennent le haut du pavé. Cette démocratie
directe ou semi-directe est d’abord et avant tout une démocratie permanente. Le
Parlement prend des vacances, les réseaux sociaux jamais. Ce flux continu de
jugements abrupts, d’invectives et d’insultes est en train de tuer sans
rémission l’art français de la conversation. Se jeter à la tête des arguments
massue n’est pas une manière civilisée de débattre, ce n’est qu’une variante
symbolique de l’art de s’entre-tuer. C’est toute la différence que fait Platon
notamment dans Le Ménon entre l’éristique, c’est-à-dire le débat dont
le but avoué est la victoire à tout prix, et la dialectique qui a pour objet de
faire avancer, non l’un des protagonistes au détriment de l’autre, mais l’objet
du débat lui-même, avec la collaboration, sur le mode alternatif, de l’un et de
l’autre.
L’art de la conversation obéit à des
règles et à des rituels
« Pourquoi, demande un personnage de Claudel dans
les Conversations dans le Loir-et-Cher, au lieu d’opposer des personnages qui
heurtent sans se les pénétrer des thèses antagonistes, ne montrent-ils pas
l’idée qui passe comme une flamme d’un esprit à un autre et se développe en un
jeu de propositions alternées ? C’est comme la navette sur un métier. » Dans le
premier cas, la nature des arguments importe peu, pourvu qu’ils produisent
l’effet destructeur recherché ; dans le second, au contraire, elle est
capitale, car de la nature des arguments choisis dépend la qualité de la
solution retenue.
L’art de la conversation obéit donc à des règles et à
des rituels. La scolastique médiévale connaissait la disputatio, débat
organisé entre plusieurs interlocuteurs, qui, sous la direction d’un maître,
présentaient les arguments pour et contre sur une question formulée à l’avance,
à jour et à heure fixes, devant un public rassemblé à cet effet. La disputatio était
en somme une technique d’enseignement, voire de recherche, faisant valoir la
culture, la réflexion et l’ingéniosité des participants.
Les salons
D’une certaine manière, il en allait de même de la
conversation dans les salons, dont la célèbre « chambre bleue », de la
marquise de Rambouillet, qui joua un si grand rôle au milieu du XVIIe siècle
dans l’évolution de la langue française. Elle servit de modèle aux salons du
XVIIIe siècle, où, sous la tutelle de femmes d’esprit comme Mme Geoffrin, Julie
de Lespinasse ou Mme de Tencin, les célébrités littéraires ou philosophiques de
l’époque, telles Diderot, Helvétius, Marivaux, les frères Grimm, d’Alembert,
d’Holbach, etc. venaient échanger et ont, d’une certaine manière, préparé la
Révolution française. Cet art du salon s’est perpétué jusqu’à la IIIe République
incluse. Et le Parlement, le lieu où l’on parle, qu’est-il donc sous la
monarchie censitaire (1815-1848) sinon un salon où Chateaubriand, Bonald,
Royer-Collard, Benjamin Constant ou le général Foy discutaient des affaires du pays
?
Il n’est pas surprenant que le déclin de l’art de la conversation au profit
du débat télévisé, qui en est la négation, soit allé de pair avec celui du
système parlementaire
Qu’est-ce à dire, sinon que l’art de la conversation,
qui a accompagné dans la France moderne le développement du régime
parlementaire, a été l’un des moyens de passer d’un système belliqueux, si
ancré dans la mentalité nationale, à un système civilisé, où devant une
question donnée, on fait l’économie de la phase armée du conflit pour en venir
directement aux pourparlers, c’est-à-dire, comme le nom l’indique, à la
conversation des différentes parties afin d’arriver à un accord ?
Il n’est donc pas surprenant que le déclin de l’art de
la conversation au profit du débat télévisé, qui en est la négation, soit allé
de pair avec celui du système parlementaire, déclin qui est un fait général sur
toute la surface de la planète. De la démocratie proprement dite, nous avons
longtemps joui du meilleur : liberté, civilité, pacifisme ; il nous faut
maintenant goûter à ses fruits empoisonnés.
Un été indien de la démocratie
Il y eut pourtant dans la dernière décennie du XXe
siècle, entre la chute du mur de Berlin (1989) et la destruction des tours du
World Trade Center (2001), une parenthèse enchantée où les idéologies s’étant
tues, les bouches s’ouvrirent, et où tout le monde se mit à parler à tout le
monde ou presque. L’effondrement de la machine de guerre froide et du
dogmatisme stalinien s’accompagna d’un brusque regain de confiance dans les
vertus du dialogue. Un continent entier, l’Amérique latine, basculait dans la
démocratie. En Russie, en Chine, les signes de libéralisation se multipliaient.
Ce furent nos années Fukuyama. Les vieilles dogmatiques, qui ne désarment
jamais, les regardent avant tout comme le triomphe du capitalisme, mais c’est
faux. Aujourd’hui où le temps se rafraîchit à toute allure, le capitalisme est
plus puissant, plus omniprésent, plus hégémonique que durant les années de la détente
: en témoigne la Chine. En réalité, ce que nous venons de vivre était tout simplement
l’été de la Saint-Martin de la démocratie et son remplacement par une
caricature dénommée populisme.
Il fallait à cette nouvelle guerre froide - en
attendant pire - un carburant nouveau, ce fut l’islamisme. Nous avons vécu
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le triomphe des démocraties sur
les fascismes, trois glaciations successives : le stalinisme, le maoïsme et
désormais l’islamisme.
La guerre civile donc, c’est une
conversation qui tourne mal
De nouveau donc le débat est devenu impossible et tenu
pour une forme de compromission avec l’ennemi. À mesure que les voix de
l’intolérance, islamisme, indigénisme, communautarisme sexiste, se font de
nouveau entendre, la parole cesse d’être libre, le débat tourne au pugilat ;
l’intimidation tient lieu d’argument.
La troisième glaciation
Je ne reprendrai pas ici l’énumération de tous ceux
qui ont été victimes des formes nouvelles de terrorisme intellectuel, de Sylviane
Agacinski à François
Hollande, en passant par Alain Finkielkraut, Mohamed
Sifaoui et bien d’autres. Je note pourtant deux
choses : ce néofascisme où l’on fait l’autodafé des livres vient, non de
l’extrême droite, mais de l’extrême gauche, et elle a pour théâtre, ce n’est
pas tout à fait un hasard, le lieu même où naquirent la disputatio médiévale,
comme l’esprit critique et l’antiracisme : l’université. C’est pour l’esprit un
scandale qui n’a pas de précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, à
l’exception de Mai 68. La confusion de la science et du militantisme politique
n’est pas seulement un crime contre les droits de l’homme, c’est un recul de la
civilisation.
La guerre civile donc, c’est une conversation qui
tourne mal. Mais pourquoi tourne-t-elle mal ? Parce qu’elle est arbitrée par la
morale. Que l’on s’entende bien : je ne suis pas en train de prôner une
politique amorale, cynique, sans programme avouable. Bien au contraire. Mais la seule morale acceptable en politique n’est pas celle que l’on inflige à
autrui, mais celle que l’on s’applique à soi-même. Celle-ci est morale, celle-là n’est que cette
substance toxique que Nietzsche avait baptisée moraline, et qui consiste à se
servir de la morale pour abattre l’adversaire.
À bas la moraline !
Pourquoi cette épidémie ? Parce que la moraline
est fille du populisme, c’est-à-dire du refus des règles de la démocratie
formelle, et des règles de la pensée tout court. Si vous n’avez pas de règle
commune acceptée a priori par les deux parties, si donc vous refusez les règles
formelles de la rationalité, principe d’identité (A est A) ; principe de
non-contradiction (A n’est pas non-A) ; principe du tiers exclu (si Socrate
n’est pas mort, il est vivant), il ne vous reste plus qu’à exterminer
l’adversaire. Or à ces principes de rationalité formelle, le dogmatisme
n’oppose que la règle d’autorité (le parti a toujours raison, Allah est Dieu et
Mahomet est son prophète). Pour le fanatique, si vous n’acceptez pas les
principes d’autorité, ce n’est pas parce que vous êtes dans l’erreur, c’est
parce que vous êtes dans le mal. Voilà pourquoi la liberté politique et ce que
j’ai appelé la conversation entre deux parties en désaccord exigent
nécessairement et sans réserve le respect du principe de laïcité.
Que la gauche prenne garde, elle est en train d’être
manipulée par les trafiquants de la morale
C’est ainsi que j’ai été profondément scandalisé par
la participation de Jean-Luc Mélenchon et d’une partie des siens à une
manifestation contre la prétendue « islamophobie » de la part de
militants islamistes et dogmatiques. N’eût-il dit qu’une phrase, une seule,
contre le terrorisme, une phrase pour reconnaître que le meurtre de quatre
agents de la Préfecture de police était aussi grave qu’un attentat contre une
mosquée ou l’interpellation par un quidam d’une femme voilée, que l’on aurait
pu comprendre. Mais non. Rien de la part des organisateurs, rien de la part de
Mélenchon, qui ce jour-là s’est rayé définitivement lui-même du nombre des
démocrates. C’est un moment grave, un tournant grave dans notre histoire de la
démocratie que celui où un élu du peuple, un ancien ministre de la République a
accepté de défiler silencieusement sous les slogans scandés et réglés par les
organisateurs d’Allah Akbar ! Honte à vous Mélenchon.
Une seule morale politique : la loi
La République laïque et démocratique n’accepte qu’une morale, qui est le
respect de la loi et des institutions qui la protègent : le Parlement, la
justice, l’école et l’université.
Les droits de l’homme doivent être respectés non parce qu’ils seraient plus «
moraux » que d’autres principes, mais parce qu’ils sont notre loi commune,
reconnue dans une déclaration solennelle et sacrée et non dans une déclamation
opportuniste et partisane. Longtemps, j’ai reproché à la droite de préférer
l’autorité d’une morale particulière, le cléricalisme, à une loi universelle.
Qu’on le sache bien : je ne vais pas changer de principe parce qu’une partie
des miens a tourné casaque et que de catholique qu’il était le cléricalisme est
devenu islamiste, avec la terreur en plus. Que la gauche prenne garde, elle est
en train d’être manipulée par les trafiquants de la morale. Quand j’ai appris
que le Parti socialiste allait demander au CSA une enquête sur des propos
d’Alain Finkielkraut, en vue de la suppression de son émission sur une chaîne
publique, pour s’être, par antiphrase, accusé de viol, j’ai pensé que la
lâcheté n’avait pour concurrent dans nos sociétés que la bêtise ; et aussi
qu’une figure de style peut désormais vous conduire devant les tribunaux.
L’ombre moralisante qui rôde autour de nous - voyez encore le projet de Conseil
de déontologie journalistique - porte un nom dans notre histoire : cela
s’appelle le pétainisme.
Voilà pourquoi lorsque l’art de la conversation est
empêché par la sottise et l’intolérance, rendant le débat impossible, ce n’est
pas seulement un art de vivre qui est en cause, mais le principe de la
civilisation elle-même. Quand la conversation selon Madame de La Fayette cède
le pas à la mascarade façon Cyril
Hanouna, quand les dealers de la morale
tiennent le haut du pavé et prétendent imposer silence à leurs contradicteurs,
le despotisme pointe le nez sous les oripeaux de la démocratie. Ces trafiquants
sont la pointe avancée de l’armée terroriste.
Il
faut que toutes les formes de l’intelligence, avec toutes les armes qui sont
les siennes, s’opposent sans esprit de recul à la guerre civile qui se prépare".
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Beaucoup de lucidité et d'élégance dans cette analyse de très haut niveau. Mais aussi beaucoup d’inquiétude pour notre démocratie malmenée chaque jour un peu plus...
"Le démon de notre cœur s'appelle : "A quoi bon !".
Charles PEGUY
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